Droit anarchiste

Est-ce qu’il y a une contradiction entre anarchisme et droit? Non, dit Thom Holterman dans son nouveau bouquin, l’anarchisme n’est pas a-nomie (absence de règles), mais auto-nomie (les gens définissent eux-mêmes les règles qui vont régir leurs relations). Il n’y a qu’un antagonisme entre anarchisme et ‘droit seigneurial’, c’est-à-dire, le droit qui est constitué dans une structure verticale de processus décisionnel et qui est imposé avec une force contraignante sur ceux qui se trouvent en dehors de cette structure (13). C’est pourquoi il a nommé son essai L’anarchisme, c’est réglé ! Un exposé anarchiste sur le droit. En effet, le droit renvoie, entre autres, à ce qui est ‘réglé’ ou ‘entendu’, et dans ce sens, aussi les anarchistes ont besoin de s’entendre ou de régler des affaires, et de pouvoir compter sur le respect pour ce qui a été entendu ou réglé. Et pour cela, on n’a pas nécessairement besoin d’un droit étatique. Même dans notre société actuelle, il y plein de systèmes contraignants de règles, qui ne sont pas des lois dans le sens stricte, mais qui sont explicités et acceptés par les gens concernées. C’est ce qu’on appelle le pluralisme du droit.

Holterman élabore son ‘exposé anarchiste sur le droit’ dans un prologue et huit petits chapitres. Dès le début, l’auteur explicite son point de vue – auquel il va d’ailleurs retourner maintes fois dans le reste du texte : l’anarchisme veut « détrôner la vieille situation et, dans le même temps, créer une situation neuve » (5). Cela est primordial : l’anarchisme n’est pas une théorie pour un futur idéal et lointain, mais elle est plutôt une source d’inspiration et un ensemble de pratiques  actuelles pour ‘l’autolibération’ d’hommes, de femmes, et de mouvements d’émancipation et pour des réformes de la société tout en se dispensant de l’état.

Ainsi, aussi les anarchistes peuvent régler leurs affaires en suivant un processus décisionnel. Et là, il y a toutes sortes de modes de décision : par unanimité, par majorité simple ou qualifiée, ou peut-être encore dans une autre modalité. Crucial est que la décision soit prise, non pas dans une structure seigneuriale, mais « entre égaux », et que « ce sont donc seulement ceux qui ont pris la décision qui s’engagent, ainsi que ceux qui s’engageront plus tard et volontairement. » (11) Holterman élabore la distinction avec le système parlementaire que l’on connaît tous, et cela le mène à ce point de départ pour toute stratégie anarchiste : il faut organiser la société en faisant appel au côté sympathique et agréable des gens, et non pas à leurs côtés antipathique et affreux (17). Ah oui, c’est beau ça, mais le moindre qu’on puisse dire est qu’alors on soit vraiment parti pour un travail de longue haleine. D’ailleurs, même dans une société où il n’y aurait que des gens sympas et de bonne volonté, les conflits ne seront pas exclus. L’auteur se tournera vers ce problème plus tard.

Dans les chapitres sur le pluralisme du droit, Holterman fait d’abord référence  aux recherches anthropologiques classiques (Malinowski, Tamanaha), qui ont l’inconvénient qu’elles traitent de petites sociétés pré-industrialisées et peu complexes. Mais aujourd’hui nous « avons affaire à une société complexe, et nous sommes entourés par l’industrialisation et le pouvoir technique et numérique. Notre société est inconcevable sans eux. Cependant, dans le cadre d’un changement de paradigme, nous posons une autre priorité qui soustrait la relation production/consommation à une organisation contraignante, seule connue jusqu’à maintenant. Néanmoins, nous comprenons qu’il reste un grand nombre de choses à « régler ». Ainsi, nous devons bien examiner cette problématique, parce que, même dans la littérature anarchiste, elle y a à peine sa place. » (40)

Pour pouvoir élaborer ce qui pourrait être un ‘droit anarchiste’, Holterman renvoie d’abord à l’ancien idéal d’un réseau ou d’une trame d’organisations fonctionnelles et territoriales pour installer l’interdépendance sur les terrains socio-économique et écologique (42). Les normes sociales qui règlent les relations institutionnelles et les comportements humains dans ce contexte sont formées en dehors d’une volonté de l’état. Ainsi s’établit un droit ‘autonome’ comme contrepartie au droit ‘hétéronome’, imposé par une autorité extérieure. Un exemple : le droit non hiérarchique au sein du réseau Indymedia (49). Mais il y en a d’autres bien sûr. Le bien connu Workshop in Political Theory and Policy Analysis at Indiana University, dirigé par la regrettée Elinor Ostrom, a décrit comment dans divers contextes territoriaux des gens, des groupes et des institutions  s’organisent, indépendamment de l’état et du ‘marché’, afin d’administrer des ressources, des systèmes alimentaires ou d’autres ‘biens communs’ (comme p.e. dans le domaine technologique, le open source software). Et Holterman d’ajouter : « … les contacts sociaux entre les gens produisent un ‘comportement guidé par des règles’ (les contacts sociaux comme une des sources du droit). Cela constitue une forme de droit non-écrit. Si nous comprenons le ‘droit’ comme une collection de règles relatives au ‘pouvoir’ (permettre) et au ‘devoir’ de gens vivant ensemble, alors la communauté est le fondement des règles du droit. » (51)

Pourtant, bien qu’il y ait des expérimentations et des expériences à petite échelle, nous sommes loin d’un monde ou d’une société libertaire. Le concept d’un ‘droit anarchiste’ a donc en ce moment surtout un ‘potentiel critique’ (53). « Ne considérons donc pas l’anarchisme comme une doctrine achevée. C’est plutôt une ‘source’, (…), d’où l’on peut tirer des idées. Elles sont faites pour dessiner la liberté dans notre société actuelle et pour abreuver des hommes, des femmes et des mouvements d’émancipation avec une ‘volonté d’autolibération’. » (59)

Dans cet essai, Holterman a essayé d’imbriquer une certaine conception du droit avec des perspectives libertaires et de susciter un droit anarchiste (60). Il faut dire qu’il a réussi, bien qu’il ait suscité aussi beaucoup de questions et de problèmes auxquels les anarchistes contemporains sont obligés de formuler des réponses, théoriques et pratiques. Je n’en cite que quelques uns.

Le sens de l’autogestion et des économies parallèles sociales et libertaires sous l’hégémonie néolibérale : ailleurs j’ai décrit comment ces ‘alternatives’ font partie intégrante des systèmes de gouvernance néolibérale. De même pour la confiance dans des zones autonomes temporaires (9). Même Hakim Bey, dans la préface de la deuxième édition (2003) de The Temporary Autonomous Zone, exprime ses doutes. « T.A.Z. feels to me very much a book of the 80s, a strangely romantic and more erotic era than the 90s or the nameless decade we now inhabit. Looking back, I’m amazed at the extent of its anti-pessimism. The globe was undergoing rapid change – the so-called End of History – even as the book appeared ; but T.A.Z. still viewed the world under the sign of a dialectic (…), the tweedledum/tweedledee clash of Capitalism vs. Stalinism. » Mais aujourd’hui, cette dialectique a implosé, et ce qui l’a remplacée est la mondialisation  néoliberale, ou Empire (Hardt et Negri, 2001).

Ce qui mène à la question stratégique : comment élaborer un (ou plusieurs) contre-pouvoir ? Bâtir des alternatives ‘d’en bas’ ? Subvertir le discours dominant ? ‘Saisir le pouvoir’ ? Traditionnellement les libertaires rejettent le système de démocratie représentative. Mais comment dépasser les limites de la démocratie directe ? Aucune réflexion sur un droit anarchiste, soit en tant qu’expérimentation, soit comme potentiel critique, ne pourra méconnaître ce contexte et ces questions fondamentales.

Thom Holterman, L’anarchisme, c’est réglé ! Un exposé anarchiste sur le droit. Atelier de création libertaire, 2013, 71 p.